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Le drame d’une flotte convoitée

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Le drame d’une flotte convoitée

Winston Churchill et l’Amiral Cunningham
Winston Churchill et l’Amiral Cunningham

L’attaque de la flotte française par une escadre britannique les 3 et 6 juillet 1940, a laissé une blessure profonde dans la mé moire des rescapés et des proches des marins disparus. Cette douleur fut trop souvent ravivée par un débat franco-français qui n’a plus lieu d’être aujourd’hui, même s’il faut constater que le sujet reste encore tabou. Car jusqu’aux années 90, c’est le prêt-à-porter officiel, véritable chape de plomb sur ce sujet dérangeant, qui a conduit à stigmatiser toute opinion différente et à flétrir toute pensée innovante sur l’interprétation des événements. Telles furent d’ailleurs les raisons pour lesquelles les rescapés et les familles des victimes ont créé une association qui, encore aujourd’hui et plus que jamais, poursuit son action pour défendre la mémoire des marins oubliés de Mers-el-Kébir. Si une majorité d’auteurs, à commencer par les anglo-saxons, n’hésitent plus aujourd’hui à qualifier cet événement d’erreur politique, on est en droit de s’interroger sur ce qui fut et demeure encore, un incroyable exemple de désinformation sous-tendu par la raison d’Etat : avec le temps, cette désinformation a poursuivi son chemin en ne retenant plus que les mythes.Car une telle tragédie ne peut se comprendre sans un minimum d’éclairage, tant cette période sombre et tragique, tumultueuse et incertaine, peut donner lieu à des interprétations aussi diverses que contradictoires. En ce début de XXIème siècle, 66 ans après, est-il enfin possible en effet de comprendre comment la Grande-Bretagne en est arrivée à frapper un allié défaillant ? Comment expliquer que d’anciens compagnons d’armes aient pu s’affronter dans un combat inutile, injuste et sanglant, dont les victimes furent uniquement les marins français ?

Les circonstances du drame

Position des bâtiments au mouillage

En cette fin de juin 1940, la France vient de perdre une bataille décisive et se trouve sous le coup d’un armistice que le dernier gouvernement de la IIIème république, présidé par le maréchal Pétain, a accepté de signer face à l’Allemagne Hitlérienne. Les conditions de cet armistice sont rudes et parmi celle-ci, l’article 8 concerne le sort de la flotte française, invaincue et mise à l’abri en Grande-Bretagne ou dans les ports d’Afrique du Nord, en particulier la force de Raid (1) mouillée dans le port algérien de Mers-el-Kébir et en cours de désarmement. Cette force comprend 4 cuirassés (Dunkerque, Strasbourg, Provence et Bretagne) 1 transport d’hydravions (Commandant-Teste) et 6 contre-torpilleurs (Mogador, Volta, Terrible , Lynx, Tigre, Kersaint).L’article 8 de la convention d’armistice est assez ambigu pour donner aux Britanniques le prétexte d’intervenir afin de neutraliser les navires français, dans la crainte invoquent-ils, qu’ils ne soient capturés par les Allemands.

Ce 3 juillet 1940, en l’absence de l’amiral Darlan ministre de la Marine et Chef d’Etat Major, c’est son adjoint l’amiral Le Luc, qui reçoit le message de l’amiral Gensoul commandant l’escadre de Mers-el-Kébir, l’informant qu’une escadre anglaise -il s’agit de la Force H- commandée par l’amiral Somerville, croise au large et vient de lui adresser un ultimatum le sommant de se rallier aux forces britanniques ou de se saborder, faute de quoi il emploiera la force. En cette journée torride de l’été algérien, une négociation quelque peu surréaliste mais en même temps pathétique s’engage entre des Britanniques doutant sérieusement du bien fondé des ordres qu’ils ont reçus et des Français qui ont du mal à croire que leurs amis d’hier vont leur tirer dessus. A 17h30 (heure anglaise) et après plusieurs navettes entre le port et la Force H, le commandant Holland,négociateur britannique auprès de l’amiral Gensoul, quitte définitivement le Dunkerque, profondément ému par l’échec des négociations qu’il n’a pu faire aboutir faute de temps, alors que l’amirauté anglaise, pressée d’en finir, n’a cessé de harceler Somerville pour qu’il engage le combat.

En passant devant l’étrave du cuirassé Bretagne, il aperçoit l’officier de quart qui lui rend les honneurs et les matelots français font des signes d’amitié : ils ne savent pas que dans une demi-heure à peine ils vont mourir… A 17h55, le pavillon « 5 » signalant l’ordre d’ouvrir le feu est hissé à bord du cuirassé H.M.S. Hood portant la marque de l’amiral Somerville. Quelques instants plus tard, un formidable rugissement secoue le navire qui tire avec son artillerie principale. C’est la première fois qu’il l’utilise en combat depuis le début de la Seconde Guerre Mondiale, alors qu’il dirige son feu dévastateur sur des alliés d’hier, sur des frères d’armes aux côtés desquels il patrouillait encore récemment dans l’Atlantique du Nord. A 18h12, le Hood envoie le pavillon « 6 » du cessez-le-feu : 17 minutes ont suffi pour que, par une action unilatérale, le drame soit consommé.

Les 380 et les 406 des Britanniques ont tiré sur cette flotte confinée dans le port de Mers-el-Kébir, mal disposée pour se défendre dans ce qui ne fut même pas un combat.A la passerelle du Hood, un marin anglais, témoin oculaire du drame, a ainsi décrit cette cible idéale comme un poisson sur lequel on tire dans un tonneau : « shooting a fish in a barrel », a-t-il écrit ! Car en si peu de temps c’est une véritable boucherie, pour reprendre encore une expression employée par des Britanniques : près de 1200 marins français sont déjà morts, déchiquetés par les salves de 380, broyés par le souffle des explosions, noyés ou lentement asphyxiés emprisonnés dans les flancs de leur navire chaviré, ou encore victimes du mazout absorbé en sautant à la mer. Certains périssent brûlés par la vapeur, d’autres asphyxiés ou blessés gisent dans les fonds inaccessibles obscurcis par la fumée mortelle qui se dégage des incendies.Frappée de plein fouet, la Bretagne  explose et coule rapidement en chavirant, le  Mogador , le  Dunkerque  etla  Provence sont touchés (l’aviso Rigault de Genouilly sera torpillé le lendemain malgré le cessez-le-feu). Le cuirassé  Strasbourg, accompagné de 5 contre-torpilleurs, réussit à s’échapper et à gagner Toulon et le  Commandant-Teste  est indemne. 
Trois jours plus tard, les avions torpilleurs du porte-avion  Ark Royal  reviennent pour achever le travail et tenter de neutraliser le Dunkerque , ajoutant encore une centaine de victimes à la longue liste des disparus. Les rescapés de ce massacre se demandent encore comment ils sont sortis vivants de cet enfer, car le bilan aurait pu être plus terrible encore ! Et surtout comment expliquer cet acte impensable et injustifiable ?

Les raisons apparentes

Après la débâcle française, l’armistice et l’occupation d’une partie importante du territoire français par les forces de l’Axe, la Royal Navy demeure l’élément stratégique le plus important aux yeux des dirigeants britanniques. Elle surclasse la Kriegsmarine même en y ajoutant la marine italienne. Cependant si notre flotte venait à tomber aux mains des Allemands (certains ont dit ou même disent encore ‘à rejoindre les Allemands’ : comme si cette idée honteuse et saugrenue pouvait avoir un sens pour nos marins à cette époque alors qu’ils combattaient encore l’ennemi quelques semaines auparavant !), l’avantage britannique serait remis en cause. L’enjeu est donc capital à un moment où la Grande-Bretagne craint d’être envahie. En second lieu, il est incontestable que de part et d’autre, on n’a pas véritablement pris conscience des préoccupations réciproques.

Du côté français, on n’a pas mesuré l’anxiété anglaise sur le devenir de notre flotte. De leur côté les Anglais n’ont pas perçu que la France envahie avait d’autres priorités que d’apaiser leurs états d’âme. Les Britanniques veulent éviter que les navires français ne tombent aux mains des Allemands et sont persuadés que la France ne sera pas en mesure de s’opposer aux exigences de l’Axe, malgré les affirmations de ses dirigeants, surtout de Darlan qui a donné des consignes précises de sabordage en cas de menace allemande (et qui seront d’ailleurs respectées en 1942 au moment où l’armée allemande occupera la zone libre).Cette thèse du malentendu (misunderstanding) demeure celle que l’histoire officielle a retenue, tout en absolvant les Britanniques de toute responsabilité. L’incendie du Reichstag, l’invention des armes de destruction massive pour justifier la guerre d’Irak ou la reddition de la flotte française aux Allemands, nous rappellent que plus le mensonge (d’Etat) est gros, plus il est martelé et plus il a de chances de frapper les esprits et de faire accepter les décisions qui en découlent

Les vraies raisons

Il a fallu attendre l’ouverture des archives anglo-saxonnes pour comprendre que la responsabilité de Churchill, véritable commanditaire de cette tragédie, avait été déterminante. Le génie de cet homme est d’avoir su à la fois faire partager sa peur et réussir à convaincre son opinion publique et celle des Etats-Unis, qu’en signant l’armistice, la France avait basculé dans le camp adverse avec comme corollaire le risque de voir sa flotte livrée ou saisie.Il était inconcevable qu’un allié défaillant vînt renforcer les forces de l’Axe sans encourir une sanction qui, dans ce cas, devait s’imposer naturellement. Bien que non démontrée et même contredite par les faits, par les textes et les informations dont disposait l’amirauté anglaise, l’hypothétique reddition de la Marine Française aux forces de l’Axe a servi de prétexte à une action préventive conçue pour être la plus spectaculaire possible.

En instrumentant son cabinet de guerre, Churchill  s’est octroyé le droit de prononcer la ‘sentence’.Il ne le fit pas au hasard et le plan d’action fut mûrement prémédité : il s’inscrivait dans le cadre de l’opération ‘Catapult‘ qui ne visait pas seulement le port de Mers-el-Kébir, mais tous les bâtiments de guerre ou civils français réfugiés en Grande-Bretagne depuis la débâcle, à Alexandrie, à Dakar, à Casablanca, aux Antilles, tous pourtant à l’abri d’une attaque allemande. Car Churchill, tout récemment nommé Premier Ministre, devait conforter sa position encore fragile : pour ce faire il a voulu marquer les esprits sur le plan intérieur en commençant  par son cabinet de guerre  dont un membre éminent, Lord Halifax, ministre des Affaires Étrangères, paraissait tenté par des offres de paix séparée avec l’Allemagne, tout en cherchant à frapper l’opinion publique britannique. Sur le plan extérieur, il lui fallait aussi convaincre les Etats-Unis, dont les préoccupations maritimes convergeaient avec celles de la Grande-Bretagne. Avant de les impliquer dans la guerre, il avait besoin de leur aide matérielle et il fallait leur prouver sa volonté de résistance. Telles sont les vraies raisons de l’opération ‘Catapult‘. Elles résident dans la volonté de Churchill d’asseoir son autorité en imposant définitivement le silence au ‘camp de la paix'( les appeasers), tout en apportant aux Américains et au monde entier la preuve de sa détermination inébranlable de poursuivre le combat, fut-ce au prix d’une traîtrise et du sang versé par l’allié d’hier.

Le réveil des consciences

En dépit de la réussite incontestable du coup médiatique perpétré par Churchill et dont il avait le secret, il y a aujourd’hui une majorité d’auteurs pour dire que Mers-el-Kébir a été une grave erreur qui a porté préjudice à la cause alliée. Pour s’en convaincre, il faut se souvenir que des voix éminentes se sont élevées du côté britannique pour tenter d’empêcher cette action déshonorante, à commencer par l’Amiral Somerville lui-même. L’amiral North à Gibraltar fut écarté par Churchill parce qu’il avait manifesté sa désapprobation, en effet il savait que les marins français ne se rendraient pas aux Allemands. Lord Mountbatten  a eu le courage d’exprimer ses regrets en venant saluer les tombes de Mers-el-Kébir peu de temps avant sa tragique disparition. Et surtout l’amiral Sir Andrew Cunningham qui jusqu’à sa mort en 1968, n’a jamais changé d’opinion sur ce qu’il a appelé une opération inepte sur le plan stratégique et dangereuse.

Plus récemment, l’accès aux archives a permis aux écrivains et historiens, dont un nombre significatif de Britanniques, d’apporter la matière nécessaire au réveil des consciences. Ainsi, comme n’a pas hésité à l’écrire l’historien officiel britannique Richard Lamb « Le verdict de l’histoire doit être qu’en ignorant l’avis de son amirauté, et en provoquant une guerre larvée avec la France, Churchill a porté atteinte à la cause alliée. Son refus de croire les promesses des Français qu’ils ne permettraient jamais aux Allemands de s’emparer de la flotte, fut presque sa plus grave erreur politique de la guerre ». Il est opportun de se rappeler les paroles prononcées devant les cercueils de ses marins au cimetière de Mers-el-Kebir par l’amiral Gensoul : « S’il y a une tâche sur un pavillon, ce n’est pas sur le nôtre ». Les 1297 morts ou disparus, les 350 blessés, les centaines de veuves et les milliers d’orphelins, représentent un nombre infime des victimes au regard des dizaines de millions de morts victimes du nazisme pendant la dernière guerre à commencer par les bombardements des villes anglaises. A l’inverse de ces dernières cependant, les morts de Mers-el-Kébir furent causées non pas par des ennemis, mais par des compagnons d’armes. C’est cette plaie non refermée qui hante encore les mémoires blessées.

Entre Mémoire et Pardon

Aujourd’hui, le souvenir est partagé entre le devoir de mémoire et l’acceptation du pardon. Le souvenir de ce qui s’est passé restera encore longtemps ancré dans la mémoire collective d’autant que la douleur a récemment été ravivée par le spectacle insoutenable du cimetière de Mers-el-Kébir vandalisé et profané. Cette situation remet en perspective le nécessaire rapatriement des restes de ces marins dont le sacrifice exige de leur pays qu’on leur accorde la paix et la dignité de leur sépulture.Pour ce qui concerne le pardon, le temps a fait son oeuvre et l’heure est désormais à l’apaisement. La présence de l’Ambassadeur de Grande-Bretagne et d’une délégation d’anciens marins du H.M.S. Hood à la commémoration du 3 juillet 2006 à Brest, s’est inscrite dans une volonté commune de réconciliation. Pour l’Association des Anciens Marins et des Familles des victimes de Mers-el-Kébir, cette cérémonie a été la reconnaissance posthume, tardive certes, mais néanmoins officielle, du sacrifice de nos marins disparus il y plus de 66 ans. Il n’est pas trop présomptueux de souligner le caractère historique de cet événement que beaucoup de rescapés ont longtemps attendu, mais dont seuls quelques survivants en ont été les témoins.